Rapport d’information portant observations sur la proposition de loi visant à prévenir 
les ingérences étrangères 
en France

SOMMAIRE

___

 Pages

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE : LES INGÉRENCES ÉTRANGÈRES : UN DÉFI POUR LA FRANCE, LES PAYS EUROPÉENS ET L’UNION EUROPÉENNE

A. CARACTÉRISATION DE LA « NOUVELLE GUERRE »

B. UNE PRISE DE CONSCIENCE TARDIVE QUI ENTRAÎNE DES RÉPONSES À PLUSIEURS NIVEAUX

C. LE CHEMINEMENT DE LA LÉGISLATION FRANÇAISE SUR LES INGÉRENCES ÉTRANGÈRES

DEUXIÈME PARTIE : L’UNION EUROPÉENNE FACE À « CETTE GUERRE HYBRIDE »

A. LE CONSTAT GLOBAL TIRÉ DES DEUX RAPPORTS DE LA COMMISSION SPÉCIALE DU PARLEMENT EUROPÉEN SUR L’INGÉRENCE ÉTRANGÈRE

B. LES INITIATIVES DIVERSES DE LA COMMISSION EUROPÉENNE POUR APPRÉHENDER ET LUTTER CONTRE LA DÉSINFORMATION

C. LA PROPOSITION DE DIRECTIVE DU 12 DÉCEMBRE 2023 PRÉSENTÉE PAR LA COMMISSION EUROPÉENNE CONSTITUE LA RÉPONSE LA PLUS STRUCTURÉE CONTRE LES INGÉRENCES ÉTRANGÈRES AU NIVEAU DE L’UNION

TROISIÈME PARTIE : DES VOIES ET MOYENS DE METTRE EN PLACE LA CONTRE-INGERENCE EN FRANCE ET DANS L’UNION EUROPÉENNE

A. LA FRANCE DISPOSE DE L’ARMATURE NÉCESSAIRE MAIS DOIT AMÉLIORER LA COORDINATION ET LA SENSIBILISATION

B. LA RÉPONSE EUROPÉENNE DOIT ÊTRE PLUS CONCERTÉE ET S’INSCRIRE DANS UN ENVIRONNEMENT GLOBAL

CONCLUSION

TRAVAUX DE LA COMMISSION

ANNEXE N° 1 : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LA RAPPORTEURE

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs

Dans un monde marqué par le durcissement des relations entre puissances, le retour à une ère de confrontation et l’avènement d’une « guerre hybride » où cyberattaques, espionnage, pillage de savoir-faire, capture de certaines élites, manipulations de l’information et désinformation, se multiplient, s’intensifient et s’accélèrent, le danger que représentent pour nos démocraties européennes les ingérences étrangères, qu’elles émanent de puissances étrangères, d’entités étrangères diverses, de « proxys » ou des réseaux criminels, est devenu une préoccupation majeure.

Les stratégies agressives d’ingérences de la part d’États, qui « ne nous veulent pas que du bien », à commencer par la Russie et la République Populaire de Chine, sont de plus en plus assumées par celles-ci.

Nos sociétés démocratiques européennes, en ce qu’elles incarnent des principes, des valeurs, peu considérés voire rejetés par des régimes autoritaires ou dictatoriaux, sont particulièrement ciblées. La liberté d’opinion et d’expression, le pluralisme, la liberté de la presse, les libertés académiques, essentielles au fonctionnement de nos démocraties, créent cet espace de liberté et de droit qui nous est cher, mais présentent également des opportunités et des vulnérabilités face aux menaces de déstabilisation et aux agressions.

C’est parce que les défis nous sont communs, à nous démocraties européennes, et que notre réponse doit être commune, que la commission des Affaires européennes de l’Assemblée nationale a souhaité présenter un rapport d’information portant observations sur la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France, déposée le 6 février dernier par MM. Sacha Houlié, Thomas Gassilloud, et votre rapporteure.

L’approche de l’élection européenne du 9 juin 2024 occasionne de plus une « fenêtre de tir » évidente à toutes les manœuvres et stratégies d’agression et de perturbation du processus électoral européen, visant à altérer le bon déroulement de la campagne électorale européenne dans les pays de l’Union européenne, à troubler et tromper les électeurs européens par des mensonges, « fake news » et autres manipulations de la vérité et des faits, et donc à altérer la sincérité du scrutin. La revendication, assumée, par un État comme la Fédération de Russie de soutenir certains partis politiques européens relayant et appuyant la politique du Kremlin et le narratif écrit par le régime de Vladimir Poutine, participe de ce moment particulier où nos démocraties européennes sont visées.

Les ingérences étrangères se conçoivent comme l’immixtion d’un État dans les affaires d’un État tiers. Cette intervention est malveillante, insidieuse, et vise à exercer une influence sur la vie démocratique d’un pays en vue d’en saper les fondements. Cette immixtion intervient dans les politiques internes, la vie électorale et la sauvegarde des intérêts économiques. In fine, elle en vient à menacer la souveraineté et les intérêts fondamentaux d’une nation.

Cette définition recouvre une large palette de caractéristiques et de modes d’intervention qui explique la difficulté à en cerner précisément les contours et à en comprendre les mécanismes d’action.

Votre rapporteure a été nourrie par les nombreuses réflexions issues de la commission d’enquête au sein de laquelle elle a officié et dont elle a rédigé le rapport. Dans le prolongement de celle-ci, la proposition de loi déposée par Sacha Houlié, Thomas Gassilloud et votre rapporteure vise à tenir compte des constats qui s’en sont dégagés. L’analyse tirée des mois de travaux de cette commission d’enquête, ainsi que de la Délégation parlementaire au renseignement, a fait émerger la nécessité d’un nouvel arsenal législatif pour prévenir les ingérences étrangères.

Attachée au rôle de la commission des Affaire européennes de l’Assemblée nationale, votre rapporteure a souhaité porter l’analyse au niveau européen, alors qu’une législation sur la représentation d’intérêts a été récemment proposée par la Commission européenne.

L’analyse de la situation française et de celle de l’Union européenne permet de dresser un bilan global en vue de proposer des améliorations législatives et non-législatives. Surtout, elle doit poser les jalons d’un exercice de coopération entre les démocraties en vue de préserver ce bien très précieux.

  PREMIÈRE PARTIE : LES INGÉRENCES ÉTRANGÈRES : UN DÉFI POUR LA FRANCE, LES PAYS EUROPÉENS ET L’UNION EUROPÉENNE

A.  CARACTÉRISATION DE LA « NOUVELLE GUERRE »

De par leur caractère multiforme, les ingérences étrangères ont longtemps été un impensé de l’action publique. La définition d’un phénomène prenant des formes très variées a rendu complexe sa caractérisation. Il convient ainsi d’en décrire les modalités pour en donner à voir toute l’ampleur. Les ingérences peuvent prendre des formes dites classiques (l’espionnage y compris économiques ou les manœuvres d’approche des élites), des formes modernes (cyber-attaques ou espionnage par satellites) ou encore des formes hybrides (opérations d’influence et de manipulation de l’information dans le but d’infléchir les prises de position politiques d’un pays).

 La complexité des ingérences apparaît de plus en plus évidente dans les différents domaines où celles-ci sont constatées. Surtout, au fur et à mesure du développement des technologies, et plus particulièrement du numérique, les manifestations des ingérences sont devenues de plus en plus diversifiées et continues. Aussi, les ingérences avaient souvent tendance à se raccrocher à des échéances électorales pour perturber des scrutins et influencer les électeurs. Désormais, les stratégies sont sur le long terme et investissent sur le temps long afin d’influencer durablement les opinions en installant des débats tronqués, en attisant les divisions, en disséminant des mensonges et en instillant un doute profond au sein de la population de l’État visé. L’objectif est de créer de la confusion, du trouble, de la discorde et, à terme, de la soumission.

En raison de ce caractère dissimulé et insidieux, il est possible de qualifier les ingérences étrangères de « guerre que l’on ne voit pas venir » pour reprendre le titre du livre de la députée européenne Nathalie Loiseau, rapporteure de la commission spéciale du Parlement européen sur les ingérences étrangères.

Les ingérences étrangères ont pris une place de plus en plus conséquente dans le débat public ces dernières années. Certains pays européens ont été à l’avant-garde en matière de prise de conscience. Il s’agit des États baltes. En effet, la Russie constitue actuellement l’État le plus menaçant en matière d’ingérences. Dans une logique de revanche historique après la chute de l’URSS, l’État russe a investi et mené les premières ingérences de l’ère post-soviétique sur les pays baltes (Estonie, Lituanie et Lettonie).

En 2007, l’Estonie a connu une vague d’attaques sur des sites internet appartenant au gouvernement, à des administrations ainsi qu’à des organes de presse et des banques. L’objectif était de saper les fondements de l’État estonien qui n’avait pas vingt années d’existence. Rétrospectivement, cette série d’attaques a été analysée comme le début des ingérences russes et de la « guerre hybride » menée par la Russie sur le continent européen. Alors que l’Estonie cherchait à affirmer son indépendance face aux Russes en déboulonnant certaines statues de l’ère soviétique, l’État russe a cherché à maintenir son emprise.

Il importe de souligner la temporalité de l’évènement : un an avant l’adhésion des trois pays baltes à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et un an avant l’invasion de la Géorgie par la Russie de Poutine, une forme de guerre en l’occurrence plus conventionnelle que la cyberattaque.

Plus récemment, plusieurs campagnes de désinformation ont été menées à l’initiative des autorités russes. À la fin de l’année 2022, dans le contexte de l’invasion russe de l’Ukraine, le régime de Vladimir Poutine a inventé un ensemble d’informations totalement fausses : « l’opération Doppelgänger ». La campagne a cherché à démontrer la « sauvagerie » des Ukrainiens, à affirmer que les sanctions n’avaient aucun effet et que les Nations européennes soutenaient en majorité l’agression russe. Cette campagne a pris la forme de faux sites de médias classiques, avec des contenus mensongers imitant logos et chartes graphiques de journaux européens. Des dizaines de sites de journaux européens ont été ainsi « clonés », par exemple quatre quotidiens français, le Parisien, Le Figaro, Le Monde et 20 minutes, mais d’autres grands médias européens ont aussi été visés, notamment allemands (FAZ, Der Spiegel, Bild, Die Welt), britanniques (The Guardian, Daily Mail) et italien (ANSA).

D’autres opérations de désinformation et de déstabilisation de nos médias ont été conduites comme l’opération « Matriochka » consistant à mettre en question systématiquement toute information relative au conflit ukrainien et à pousser les médias européens à justifier constamment leurs informations en vue d’instiller un doute durable sur la véracité des contenus et de saturer les « fact checkers ».

Enfin, il convient de rappeler une autre opération massive de désinformation attribuée à la Russie a été dévoilée en février 2024 par les autorités françaises, sous le nom de « Portal Kombat ».

Les récentes et agressives cyberattaques contre l’administration française, en mars 2024, ainsi que la divulgation de conversations tenues sur une messagerie par des officiers de l’armée allemande, attestent clairement de la réalité et de la permanence des attaques et agressions menées contre nos pays européens.

B.  UNE PRISE DE CONSCIENCE TARDIVE QUI ENTRAÎNE DES RÉPONSES À PLUSIEURS NIVEAUX

La prise de conscience du phénomène des ingérences procède d’un constat réalisé d’abord par les acteurs du renseignement puis par les acteurs politiques eux-mêmesLa France est de longue date sujette à cette menace en tant que démocratie vivante, ouverte aux débats d’idées et faisant l’objet d’une attention du reste du monde. Il suffit de constater l’attraction qu’elle exerce à travers le montant des investissements directs à l’étranger et la place qu’elle occupe diplomatiquement – membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, puissance dotée – pour comprendre l’intérêt qu’elle revêt.

L’élection présidentielle de 2017 avec la divulgation de messages à caractère privé d’un candidat a permis de prendre conscience de l’impact des ingérences sur nos processus électoraux démocratiques. La révélation d’échanges au sein d’une équipe de campagne, dans le but d’entraver la victoire d’un candidat, a eu lieu durant les 48 heures précédant la tenue du deuxième tour du scrutin. Cette période de réserve empêchant le rétablissement de la vérité aurait pu avoir une implication considérable sur le résultat de l’élection. Les services de renseignement découvriront plus tard que des officines agissant au service d’un État tiers étaient à l’origine de ce qui a été baptisé les « MacronLeaks ».

Le secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN), service rattaché au Premier ministre, permet au gouvernement de disposer d’un organisme interministériel avec lequel les services de renseignement collaborent étroitement. Son rôle est majeur dans la prise de conscience de l’ampleur du phénomène des ingérences et de la cible qu’en est venue à constituer la France.

En son sein se trouve l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI). L’agence évalue l’état des menaces cyber et son analyse donne ainsi à voir l’étendue du phénomène d’ingérences. L’ANNSI, forte de six cents agents, opère trois grandes missions de cyberdéfense : la réponse aux attaques, la sécurisation de l’État et de ses opérateurs, et la protection des citoyens et de la société civile. L’ANSSI agit ainsi à un niveau relevant des infrastructures ainsi qu’à un niveau plus global en vue de sensibiliser, mobiliser et outiller les citoyens contre la menace cyber.

Depuis le milieu des années 2000 et le développement du numérique, les phénomènes d’ingérences ont gagné en ampleur en s’attaquant à de nouvelles cibles. La multiplication des attaques ciblées sur des infrastructures sensibles (hôpitaux, collectivités territoriales, par exemple) a rendu beaucoup plus visible l’ampleur de la menace.

À titre d’exemple, le Panorama de la cybermenace 2023, analyse annuelle réalisée par l’ANSSI et publiée le 23 février 2024, fait état d’un niveau d’attaque sans précédent depuis les débuts de l’activité de l’ANSSI. Si l’espionnage classique perdure, le nombre d’attaques de type « rançongiciel » a augmenté de 30 % par rapport à l’année 2022. Il ne s’agit certes pas systématiquement d’ingérences étrangères. Néanmoins plusieurs cas médiatisés et confirmés par les autorités étatiques ont mis en cause des États tiers, la Russie étant la plus impliquée. 

Face aux ingérences numériques, le législateur a pu être tenté de se faire juge de la vérité et d’ordonner aux plateformes le retrait de contenus manifestement faux. C’est l’objet de la loi du 22 décembre 2018 dite loi antiFake News. Elle a été pensée pour lutter contre la manipulation de l’information et pour endiguer le flux de fausses informations constatées sur les réseaux sociaux.

L’objectif attendu de la loi est ainsi d’empêcher que des contenus erronés puissent altérer la sincérité des scrutins électoraux. Une nouvelle voie de référé civil a été créée pour faire cesser la diffusion de fausses informations durant les trois mois précédant un scrutin national. Le juge des référés, saisi, dispose alors de 48 heures pour apprécier le caractère « artificiel ou automatisé » et « massif » de la diffusion.

Cependant, dans sa décision du 20 décembre 2018, le Conseil constitutionnel a considéré que le juge ne pouvait faire cesser la diffusion d’un contenu que si le caractère inexact ou trompeur était manifeste. La censure partielle exercée par le juge constitutionnel a illustré toute la difficulté à laquelle se heurte le législateur lorsqu’il choisit d’agir pour caractériser les faits. La nécessaire préservation de l’écosystème informationnel rend l’entreprise délicate au risque d’utiliser des méthodes particulièrement répressives et portant atteinte à la liberté d’expression.

Les autorités françaises ont récemment répondu à ce caractère hybride des ingérences à travers la création d’un nouveau service à compétence national rattaché au SGDSN : le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM). Face aux tentatives de manipulations et aux artifices affectant nos débats démocratiques, Viginum est conçu comme une réponse unitaire. Le dispositif identifie et caractérise des phénomènes répondant aux critères de définition d’une ingérence numérique étrangère énoncés dans le décret de création de l’organisme du 13 juillet 2021.

Il identifie ainsi l’implication d’acteurs étrangers, l’existence de contenu manifestement inexact et trompeur, l’amplification inauthentique et l’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation

Le champ d’intervention de VIGINUM est donc circonscrit tout en étant relativement important puisque touchant à la souveraineté de la Nation. Il exerce une mission d’appui auprès du SGDSN dans sa mission d’animation et de coordination des travaux interministériels de lutte contre la menace informationnelle. Le service travaille avec l’ensemble des administrations contribuant à la lutte contre les manipulations de l’information et entretient des échanges nourris avec ses homologues étrangers. Il participe aux travaux européens et internationaux et a réussi, dans un espace de temps relativement court, à trouver sa place et à se distinguer par son efficacité. Il exerce également un rôle d’information auprès d’organisations politiques, si souhaité.

Un rapport sénatorial d’André Gattolin, remis en octobre 2021, a en outre permis de mesurer les ramifications de l’ingérence qui peuvent s’en prendre au monde universitaire et académique, que le rapport caractérise comme « influences étatiques extra-européennes ». Il fait état de l’utilisation massive par des États tiers de cénacles universitaires et de la présence d’étudiants ressortissants de ces États pour pratiquer de l’entrisme et propager un contenu informationnel favorable aux autorités étrangères. Si le phénomène n’était pas inconnu, son ampleur a été révélée au grand public qui a ainsi pris conscience du risque d’ingérences étrangères auquel sont soumis nos enseignants, nos universitaires et nos chercheurs. Un des objectifs de l’ingérence consistant à saper la cohésion nationale et à semer le doute sur la solidité des institutions, le monde de l’enseignement et de la recherche constitue une cible de choix.

C.  LE CHEMINEMENT DE LA LÉGISLATION FRANÇAISE SUR LES INGÉRENCES ÉTRANGÈRES

La délégation parlementaire au renseignement (DPR), instituée en 2007, a permis de faire fructifier la réflexion des parlementaires sur l’état des menaces et notamment les ingérences étrangères. En effet, ses membres sont destinataires des rapports, éléments d’appréciation et de la stratégie globale des différents services de renseignements français. Chaque année, la délégation produit un rapport répertoriant l’état des menaces et dressant un constat global permettant d’analyser les nouvelles menaces et leurs manifestations.

L’implication de la représentation nationale sur un sujet régalien tel que celui de la défense est utile pour apporter une information éclairée aux parlementaires et leur permettre d’avoir conscience de l’état des menaces qui touchent la France. Ces menaces sont susceptibles d’encourager le législateur à prendre des initiatives afin de doter le pays d’une panoplie de nouveaux outils. Des recommandations figurent dans chaque version annuelle du rapport et sont suivies par les parlementaires pour vérifier l’état de mise en œuvre de leurs préconisations.

À cet égard le rapport déposé par le président de la commission des Lois Sacha Houlié, Président en exercice de la DPR en 2022-2023, a mis en exergue la nécessité de répondre par une politique de contre-ingérences. La capacité à détecter les menaces, à disposer d’outils législatifs pour y répondre et à encourager l’usage des dernières innovations technologiques sont au cœur du rapport. Les membres de la DPR y dessinent les contours d’une nouvelle législation qu’ils appellent de leurs vœux.

La prise de conscience de l’ampleur du phénomène des ingérences intérieures a été également nourrie par le rapport de la commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêt, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français, publié en juin 2023.

Votre rapporteure a suivi le sujet de manière très étroite, ayant été rapporteure de cette commission d’enquête. Avec six mois de travaux, 44 auditions, 53 personnes auditionnées et 87 heures d’audition, c’est un véritable travail de fond qui a été mené. Circonscrire le phénomène des ingérences étrangères a permis d’identifier les acteurs impliqués, le dispositif français pour y répondre et les failles existant dans notre démocratie face à cette menace hybride.

En effet, la difficulté de la réponse à apporter aux ingérences se trouve dans son caractère protéiforme qui emprunte des traits classiques du conflit, par moments, mais profite des innovations numériques et de la mondialisation des idées pour s’imposer via des vecteurs inhabituels et contre lesquels nos démocraties ne disposent pas toujours d’une boîte à outils suffisamment large et exhaustive.

La proposition de loi, déposée par Sacha Houlié, vient s’inscrire dans le droit fil des préconisations du rapport 2022-2023 de la Délégation parlementaire au renseignementCette Proposition de loi, conjointement déposée avec Thomas Gassilloud et votre rapporteure, se compose de quatre articles.

Le premier article instaure un dispositif législatif rendant obligatoire l’enregistrement des acteurs influant sur la vie publique française pour le compte d’une puissance étrangère.

L’article 2 prévoit que le Gouvernement remet chaque année au Parlement un rapport, suivi d’un débat, sur l’état des menaces, qui, en raison d’ingérences étrangères, pèsent sur la sécurité nationale.

L’article 3 prévoit d’élargir les finalités qui permettent aux services de renseignement, sur autorisation et pour assurer la défense et la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation, de recourir à la technique de renseignement dite de l’algorithme en y intégrant la défense de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et la défense nationale (finalité 1) ainsi que les intérêts majeurs de la politique étrangère, l’exécution des engagements européens et internationaux de la France et la prévention de toute forme d’ingérence étrangère (finalité 2).

L’article 4 modifie le code monétaire et financier pour élargir aux ingérences étrangères le périmètre de la procédure des gels d’avoirs, aujourd’hui limitée à la lutte contre le terrorisme.

L’innovation la plus consistante de la proposition se trouve dans l’article 1 qui crée un dispositif de type FARA (Foreign Agents Registration Act). Le FARA a été introduit dans l’arsenal législatif américain en 1938. Modifié à plusieurs reprises, il a gardé son esprit d’origine et vise à accroître la transparence des activités d’influence des gouvernements étrangers. C’est le Département de la Justice américain qui a la charge d’appliquer cette loi. Le FARA impose ainsi à tous les acteurs (agents politiques, lobbyistes, conseillers en relations publiques, collecteurs de fonds et autres) qui travaillent pour le compte ou dans l’intérêt d’un gouvernement étranger ou d’un mandant étranger basé hors États-Unis de divulguer leurs affiliations et leurs activités, y compris les aspects financiers de ces activités.

Les auteurs de la proposition législative revendiquent cette inspiration. L’ancienneté du FARA a permis d’en tirer un bilan représentatif et d’en vérifier l’efficacité. D’ailleurs, le dispositif américain est également à l’origine de dispositifs similaires en Australie (Foreign Influence Transparency Scheme, 2018) et tout récemment au Royaume-Uni (Foreign Influence Registration Scheme, 2023, dans le cadre du National Security Act).

Il convient de mentionner certaines exemptions dans le cas d’agents diplomatiques ou encore d’acteurs engagés dans des activités religieuses et universitaires. Le sujet des exceptions n’est pas neutre dans la mesure où de nombreux acteurs sont susceptibles d’être des relais d’ingérences étrangères. Dès lors, concilier respect de la vie démocratique et protection des intérêts de la Nation nécessite de constituer une maille suffisamment resserrée pour appréhender la problématique. La question des journalistes se pose ainsi en France puisque des cas avérés d’influences étrangères ont pu être constatés dans cette profession. Un journaliste entendu par la commission d’enquête sur les ingérences étrangères fait l’objet actuellement d’une procédure judiciaire pour ce motif.

L’enregistrement des acteurs met en exergue le rôle que devrait jouer la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP). Au titre de la loi de 2013 sur la transparence, la HATVP exerce déjà un rôle avec la publicité qu’elle réalise d’un répertoire numérique assurant l’information des citoyens sur les relations entre représentants d’intérêt et pouvoirs publics. Le président de la HATVP, auditionné par le Président Houlié et votre rapporteure, a confirmé la capacité de l’institution à exercer cette nouvelle mission.

L’article 2 mérite d’être interrogé sur la périodicité du débat sur l’état des menaces. Il apparaît trop resserré pour permettre une utilité pleine et entière. Un délai bisannuel pourrait présenter une plus grande efficacité. Les auditions du rapporteur de la commission des Lois ont permis de souligner la pertinence d’une périodicité différente de celle initialement envisagée. Un amendement faisant passer la temporalité de 1 à 2 ans a été voté en commission des Lois.

L’article 3 soulève des questions sur le champ de la menace. Par l’utilisation des finalités mentionnées dans le code de sécurité intérieure, il vient consolider la définition des ingérences étrangères qui font l’objet d’une polysémie de définitions. La technique de l’algorithme a trouvé sa place dans le dispositif législatif français depuis 2015. Plus spécifiquement, la loi dite Renseignement de 2021 a consacré son utilisation par les services de renseignement en réglementant son usage sur le terrorisme. La capacité à créer des modèles répétitifs (pattern) pour pouvoir ensuite détecter des conduites et des comportements doit permettre d’identifier de nouvelles ingérences étrangères via l’usage du numérique.

Enfin, l’article 4 vient élargir le dispositif de contrôle et de gels des avoirs. Aujourd’hui cantonné à la lutte contre le terrorisme, il serait désormais possible de l’utiliser dans le cas d’ingérences étrangères. Les aspects financiers des ingérences ont été étayés par les montants des dépenses de communication réalisés par l’État russe, par exemple, dont près de 70 % des dépenses au premier trimestre 2022 ont eu lieu en mars immédiatement après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le gel constitue donc un outil stratégique pour pouvoir restreindre voire stopper une ingérence en cours. L’article 4 propose également une définition assez précise de ce qu’est une ingérence étrangère.

  DEUXIÈME PARTIE : L’UNION EUROPÉENNE FACE À « CETTE GUERRE HYBRIDE »

A.  LE CONSTAT GLOBAL TIRÉ DES DEUX RAPPORTS DE LA COMMISSION SPÉCIALE DU PARLEMENT EUROPÉEN SUR L’INGÉRENCE ÉTRANGÈRE

Constituée en juin 2020 et présidée par le député européen français Raphaël Glucksmann, la commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation dite INGE constitue la réponse vigoureuse du Parlement européen, face aux ingérences étrangères.

Elle révèle tout d’abord une prise de conscience plus claire de d’ampleur du phénomène et de ses incidences sur le projet européen y compris au sein même des institutions européennes, à commencer par le Parlement européen. Il n’est d’ailleurs pas anecdotique que cette prise de conscience passe par l’organe représentant les citoyens européens. C’est celui qui dispose de la plus grande légitimité démocratique de par son élection au suffrage universel direct. C’est aussi celui qui est le plus susceptible d’être victime des ingérences afin de fausser la vie électorale et de saper la foi en la démocratie.

Dotée d’un mandat de 15 mois, la commission spéciale INGE a vu son mandat prolongé de six mois. À l’issue de la publication de son premier rapport et de l’impact conséquent qu’il a eu, ses travaux ont été prolongés une nouvelle fois aboutissant à une commission dite INGE 2. Le rapport publié par cette commission a permis de suivre les préconisations du premier et d’inscrire la réflexion sur les ingérences dans le temps long.

Le mandat de la commission était de lutter contre les immixtions de pays-tiers au sein des mécaniques démocratiques des États-membres de l’Union. La commission a pu étudier les différentes législations électorales, le financement des campagnes et des partis politiques et mener une réflexion sur les menaces hybrides contre lesquelles des protections sont nécessaires.

La première commission, constituée à peine un an après le début de la nouvelle mandature du Parlement européen, s’inscrivait dans un contexte de tensions grandissantes avec la Russie et la Chine. L’impact de l’affaire des « MacronLeaks » ou encore la révélation de l’ingérence russe dans l’élection américaine de 2016 via l’entreprise Cambridge Analytica ont joué un rôle prédominant dans la décision de se saisir de l’enjeu. Elle témoigne d’une prise de conscience publique nette et aussi de la fin d’une forme de naïveté de l’Union européenne et de plusieurs pays européens vis-à-vis de pays extra-européens non seulement concurrents économiques mais aussi adversaires de notre projet de société, de nos libertés et de nos valeurs démocratiques.

L’économie des deux rapports repose sur de grandes thématiques que la commission spéciale a abordées afin de cerner et de caractériser les ingérences et leurs conséquences sur les institutions et les élections. Les deux rapports insistent tout d’abord sur la nécessité de disposer d’une stratégie coordonnée et structurée au sein de l’Union européenne contre les ingérences. Ils mettent en valeur le poids de la désinformation et de la manipulation dans la manifestation des ingérences. La responsabilité des plateformes en ligne est clairement mise en avant dans la mesure où elles constituent aujourd’hui les relais les plus importants des ingérences auprès de l’opinion publique.

Les rapports sont très explicites sur les menaces qui résultent, pour partie des faiblesses de l’Union européenne. Faiblesse des institutions et de certaines structures critiques dont la résilience est fortement mise à l’épreuve. Faiblesse aussi due à certaines failles dans le financement de la vie politique et des partis. De même, les tentatives de corruption ne sont pas absentes de la réflexion de la commission spéciale dite « INGÉ » qui évoque ainsi l’appropriation des ressources par les élites. La capacité à corroder la vie universitaire et à utiliser les diasporas des États pratiquant l’ingérence constitue également des domaines de réflexion importants que les deux rapports de la commission mettent en exergue.

Les rapports ne font pas l’impasse sur les préconisations et recommandations qui ne consistent pas uniquement à mettre en place une stratégie globale mais doivent être détaillés à travers des mécanismes de ripostes (dissuasion, sanctions, coopération multilatérale) ainsi que le renforcement des structures existantes, qu’ils s’agissent de protection législative des institutions (lutte contre la corruption notamment) ou de protection des infrastructures (cyber-résilience, mécanisme de protection contre la prédation économique).

Face à un constat aussi détaillé et inquiétant, les rapports du Parlement européen ont invité la Commission européenne à agir avec célérité pour mettre en place une réponse suffisamment conséquente. L’analyse dressée par la commission spéciale trouvera, ironie de l’histoire, un cas concret au Parlement européen quelques mois après le lancement de la deuxième commission spéciale.

En décembre 2022, deux médias belges révèlent plusieurs perquisitions visant une vice-présidente du Parlement européen, son assistant et un ancien eurodéputé. Abrité derrière une ONG prétendument engagée contre la corruption, l’ancien élu aurait soudoyé la vice-présidente pour le compte d’États-tiers dans le but d’infléchir la ligne politique sur l’Union pour les pays concernés. L’enquête a depuis révélé que l’ancien député européen aurait débuté son entreprise de manipulation alors qu’il était encore en exercice. Si cette affaire met en exergue la question de la corruption – sur laquelle la Commission viendra proposer un texte législatif en 2023 – elle révèle aussi l’entrisme d’États tiers et valide a posteriori le constat de la fragilité de l’Union réalisée par la commission spéciale INGE. C’est l’affaire dit « Qatargate ».

Plus récemment, à la fin du mois de janvier 2024le site d’information russe indépendant « The Insider » a révélé que la députée européenne lettonne Tatjana Zdanoka aurait travaillé pour les services secrets russes durant plusieurs années. La députée a apporté un démenti en dépit des courriels produits par le média illustrant des échanges entre des officiers traitants russes et elle-même. Issue de la minorité russe du pays, Mme Zdanoka s’était distinguée en mars 2022 avec 12 autres députés européens en votant contre la résolution condamnant l’agression russe sur l’Ukraine. Les autorités russes ont apporté leur soutien à la députée. L’épilogue de cette affaire n’est pas encore connu mais elle illustre un entrisme certain de la Russie au sein du Parlement européen.

Le Parlement européen a aussi été amené à sanctionner des députés européens pour fausses missions d’observation électorale, certains s’étant rendus sans aucun mandat du Parlement européen en « observateurs » de scrutins non reconnus par la communauté internationale, par exemple en Crimée.

B.  LES INITIATIVES DIVERSES DE LA COMMISSION EUROPÉENNE POUR APPRÉHENDER ET LUTTER CONTRE LA DÉSINFORMATION

Si la commission spéciale INGE a une part essentielle dans la sensibilisation et la fin de la naïveté des autorités européennes concernant les ingérences, il convient de souligner qu’une série d’initiatives législatives et non-législatives ont souhaité inscrire la lutte contre la désinformation comme un axe majeur de travail de la Commission.

L’Union européenne a mis en place, dès 2004, une agence chargée de la coordination de la cybersécurité dite ENISA (European Union Agency for Cybersecurity). Avant même que le phénomène des ingérences ne s’implante et ne se massifie, elle avait pris conscience des enjeux que portait le numérique et des défis à venir, dont celui de l’ampleur et de la multiplication des cyberattaques de toute nature.

Néanmoins, la modeste taille de l’ENISA européen (106 agents) n’a pas permis d’en faire un outil de réactivité majeure et face à la diversification des menaces et à leur montée en force, le dispositif est sous-dimensionné pour faire face à la menace, certains États ne disposant pas d’agences aussi efficaces et reconnues que l’ANSSI.

L’ampleur de la désinformation a surtout été très perceptible au moment de la crise sanitaire de la COVID-19. Nombre d’États membres ont mis en place des confinements durant de longues semaines laissant les individus seuls chez eux face aux réseaux sociaux. La viralité des contenus manifestement inexacts, parfois à l’initiative d’États tiers malveillants, est apparue au grand jour. Dans ce contexte, la Commission a publié en décembre 2020 une communication portant sur « Un plan d’action pour la démocratie européenne ».

La communication souligne l’enjeu que constituent l’information et les menaces qui pèsent sur sa fiabilité et met en valeur l’enjeu que portent le pluralisme des médias ainsi que leur financement. Face à la désinformation, il convient que le secteur médiatique soit en capacité de répondre afin de contrer le faux et d’exposer les faits. Pour cela, il lui est nécessaire d’être soutenu financièrement et de disposer également de protections contre les menaces (intimidations, procédures‑baillons).

La communication a ouvert la voie à plusieurs initiatives législatives relatives aux médias. Ainsi, l’annonce de textes visant à réguler la publicité politique en ligne – dont l’impact aux États-Unis en 2016 a été déterminant -, à soutenir les médias et à réglementer le financement des formations politiques a signé la nouvelle stratégie européenne.

La proposition législative sur la publicité politique a été définitivement adoptée par le Parlement européen le 27 février 2024. Elle ne pourra être utilisée pour les élections européennes de 2024. Il n’en demeure pas moins que ces dispositions sont déterminantes pour la régulation du financement de la vie politique européenne en apportant un cadre précis, rigoureux et s’appliquant au niveau européen.

La proposition de législation sur la liberté des médias (European Media Freedom Act), annoncée en 2020 et publiée en 2022, présente un cadre protecteur et innovant faisant primer la transparence, la protection des journalistes et leur ligne éditoriale. À travers les garanties qu’elle offre contre les ingérences, la proposition législative – sur lequel un vote définitif est intervenu le 13 mars 2024 – présente un cadre renouvelé essentiel. Il a en effet été constaté la multiplication de publireportages dans la presse de nombreux pays, financés par des États tiers, et dont le contenu emprunte plus à la propagande qu’aux faits.

En matière de transparence, il importe de mentionner la création d’un registre de transparence issue d’un accord interinstitutionnel intervenu en 2021 entre la Commission, le Conseil et le Parlement européen. Base de données répertoriant les organisations cherchant à influencer le processus législatif, le registre permet au public et aux décideurs de connaître l’état des lieux en matière d’influence extérieurs des représentants d’intérêt. Il n’est pas rare que certains lobbyistes agissent pour le compte d’États tiers comme l’affaire dit du Qatargate, évoquée précédemment, l’a démontré.

Le registre de transparence prévoit un code de conduite commun pour les organisations enregistrées. De même, les réunions avec les représentants d’intérêt de membres de la Commission doivent être rendues publiques.

En matière de lutte contre la désinformation, il importe de souligner la stratégie globale développée par le Service européen d’action extérieure (SEAE). Dans le cadre de son activité de réflexion sur les orientations de l’Union, le SEAE a élaboré la boussole stratégique qui présente l’environnement de l’Union européenne, les possibilités et les défis que celle-ci rencontre sur la scène diplomatique.

Le volet sur la protection dans le document présentant la boussole stratégique a mis en avant les nombreux défis et menaces rencontrées. La question du renseignement, la boîte à outils hybrides et la cyberdiplomatie constituent des champs dans lesquels le SEAE investit. Les activités de manipulation de l’information et d’ingérences constituent à ce titre des terrains sur lesquels le SEAE peut se positionner et surtout contribuer à la réflexion.

Le SEAE a ainsi élaboré le système d’alerte rapide (SAR) qui constitue un maillon de son approche dans la lutte contre la désinformation. Approuvé par le Conseil européen en décembre 2018, il a pour objectif la mise en réseau des institutions européennes et des États-membres en vue de faciliter le partage de données et de contenus rattachés à des campagnes de désinformation. L’objectif du partage est d’instiller une réponse structurée et coordonnée bien plus efficace face à une menace protéiforme qui se joue des frontières.

Peut-on aller jusqu’à envisager la création d’un « VIGINUM » européen ? La question peut être légitimement posée.

Ce système du SAR constitue un pan de ce qu’il est convenu d’appeler le StratCom, assemblage de stratégie et de communication. Cet outil conceptuel se conçoit comme la riposte aux ingérences et constitue à ce titre un embryon de contre-ingérence structurée. La East StratCom Task Force, partie intégrante du SEAE, développe, quant à elle, une communication axée sur des outils de communication de l’action européenne à destination des pays d’Europe de l’est non-membres de l’Union (Arménie, Géorgie, Moldavie, Ukraine, il fut un temps aussi la Biélorussie et l’Azerbaïdjan)

En dernier lieu, il convient de mentionner la place des deux outils les plus conséquents en matière de services numériques : les législations sur les services numériques (Digital Services Act) et sur le marché numérique (Digital Market Act). Entrées en vigueur durant l’année 2023, ces deux législations sont les plus ambitieuses en matière de régulation du numérique et plus particulièrement de responsabilité des plateformes.

Le DSA revêt un intérêt tout particulier puisqu’il a pour objectif de lutter contre les contenus illégaux en ligne, notamment les contenus propageant de la désinformation. Les obligations qui sont faites aux intermédiaires en ligne (fournisseurs d’accès à internet, réseaux sociaux et autres) en matière de contenus positionnent l’outil législatif qu’est le DSA comme une réponse structurée. Si son ambition est plus large que la désinformation à elle seule, la lutte contre la désinformation peut compter sur cet outil de l’arsenal législatif européen. Une des personnes auditionnées par votre rapporteure indiquait ainsi que : « le DSA commence à mordre », signe de la pertinence de ce texte qui est maintenant entré en vigueur.

C.  LA PROPOSITION DE DIRECTIVE DU 12 DÉCEMBRE 2023 PRÉSENTÉE PAR LA COMMISSION EUROPÉENNE CONSTITUE LA RÉPONSE LA PLUS STRUCTURÉE CONTRE LES INGÉRENCES ÉTRANGÈRES AU NIVEAU DE L’UNION

La proposition de directive relative à l’établissement de règles de transparence pour l’activité des représentants d’intérêts travaillant pour des pays tiers présentée par la Commission européenne le 12 décembre 2023 constitue la réponse la plus axée sur la question des ingérences étrangères. Appelée de ses vœux dans le premier rapport de la commission INGE, la préconisation avait ensuite été renouvelée. Il est vrai que la présidente de la Commission Ursula von der Leyen avait annoncé dans son discours de l’État de l’Union en septembre 2022 un train de mesures de défense de la démocratie.

C’est d’ailleurs la tonalité retenue dans la communication accompagnant le projet de directive qui souligne combien les ingérences étrangères et la désinformation visent précisément à affaiblir les institutions démocratiques pour mettre en péril le modèle européen. Après la proposition de règlement de mai 2023 visant la corruption – dans le sillage du Qatargate – la Commission acte la nécessité d’un nouvel outil législatif calibré sur la menace hybride.

Lors des travaux préparatoires à la proposition de directive, la Commission a interrogé l’ensemble des acteurs concernés et a regardé avec attention les propositions françaises déjà mises sur la table. Aussi, apparaissent des parallèles entre la proposition législative européenne et la proposition de loi de Sacha Houlié.

Il convient tout d’abord de souligner que la Commission inscrit le motif de son action dans le champ du marché intérieur et de l’harmonisation de ses règles. Sans cette motivation, l’acte aurait pu être contesté en matière de subsidiarité et de proportionnalité.

Constatant que seuls quinze États sur vingt-sept ont pris des mesures pour établir un registre de transparence en matière de représentation d’intérêts, la Commission européenne juge nécessaire de disposer d’un cadre commun. Ce faisant, le champ d’application – votre rapporteure le regrette –est beaucoup plus circonscrit que celui de l’initiative française. Le critère de montant d’activité que retient la proposition de directive pour cibler son champ d’application porte en lui le risque d’écarter de nombreux acteurs pourtant bien concernés par le phénomène des ingérences.

Plus problématiques encore sont les exemptions envisagées. Si la proposition de texte français exclut les diplomates, tout comme le texte européen, la proposition de directive étend les exceptions à l’ensemble des activités de conseil juridique et de conseil professionnel ainsi que les activités auxiliaires.

Deux autres éléments méritent d’être soulignés. Alors que la proposition française renforce le volet pénal avec des sanctions contre ceux qui ne respecteraient pas les obligations déclaratives, le texte européen envisage de simples sanctions administratives. Au regard de la gravité des faits d’ingérences, la peine envisagée, dans la proposition de directive, paraît modeste.

Enfin, la proposition de directive envisage la création de deux registres différents. Tant sur le plan pratique que sur l’efficience du dispositif, une telle solution serait problématique. Le texte français envisage un seul dispositif sous le contrôle de la HATVP. La gestion des registres que la HATVP effectue depuis la loi sur la transparence de 2013 a confirmé l’efficacité de son action.

À l’heure où votre rapporteure présente son rapport, les discussions sont engagées entre les différentes institutions. En témoigne l’échange intervenu en séance plénière du Parlement européen entre les parlementaires et la Commissaire Vera Jourova. Ainsi, lors de la séance des questions dite « Question time », Mme Loiseau a interrogé la Commissaire et souligné la problématique de la motivation de la directive : le marché intérieur.

Cette question lui a donné l’opportunité de demander des éléments de calendrier à la commissaire. Cette dernière a défendu le recours à l’article 114 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) relatif au marché intérieur. Elle a indiqué à la députée que la Commission formulait le souhait que les discussions sur le texte trouvent un point d’achèvement avant la fin de la présidence belge (juillet 2024). Au regard du calendrier et de la publication très récente de la proposition législative, il s’agit d’une ambition pour le moins audacieuse. Il convient de noter que les élections européennes prévues du 6 au 9 juin vont interrompre les travaux des institutions très prochainement. Les prochaines semaines devraient offrir quelques clés pour constater l’état d’avancement des travaux.

Le texte européen présente néanmoins une opportunité et des perspectives qu’il convient de saisir. Les négociations qui s’engageront doivent permettre à la France d’en renforcer l’ambition tout en permettant à chaque État-membre de créer un cadre adapté à sa situation.

  TROISIÈME PARTIE : DES VOIES ET MOYENS DE METTRE EN PLACE LA CONTRE-INGERENCE EN FRANCE ET DANS L’UNION EUROPÉENNE

A.  LA FRANCE DISPOSE DE L’ARMATURE NÉCESSAIRE MAIS DOIT AMÉLIORER LA COORDINATION ET LA SENSIBILISATION

Confrontées aux terrorismes de façon récurrente ces dernières années, les autorités françaises ont œuvré à la restructuration des services de renseignement pour les rendre plus opérationnels, plus structurés et plus coordonnés entre eux. Au sein de la communauté du renseignement se distinguent la Direction générale du renseignement intérieur (DGSI) et la Direction générale du renseignement extérieur (DGSE), ainsi que les services dépendant du ministère des finances, Tracfin et DNRED.

La capacité à répondre aux ingérences dépend très largement de la capacité à identifier la menace en tout premier lieu. Dès lors, le rôle des services de renseignement est crucial.

La responsabilité première incombe à la DGSI dont la mission est de prévenir toute forme d’ingérence selon son décret de création (2014). Elle dépend du ministère de l’intérieur. La loi du 24 août 2021 dite loi Séparatisme a renforcé ses attributions en lui permettant d’œuvrer sur le volet de la sphère religieuse. Elle mène également une action de sensibilisation à destination d’acteurs de la vie économique.

La DGSE, dépendante du ministère des armées, occupe le rôle de « service secret français » à l’étranger. Elle identifie et analyse les menaces visant la France hors de son territoire. De par ses missions relatives à l’espionnage, aux menaces cyber, au renseignement et au contre-espionnage, son activité vient à croiser la question des ingérences d’États tiers.

Le ministère de l’économie dispose de deux services impliqués dans l’activité de renseignement, et notamment de Tracfin. Chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, ses missions l’amènent à pratiquer une contre-ingérence puisque les immixtions d’États tiers nécessitent des financements afin de pouvoir se déployer. La proposition de loi Houlié contient d’ailleurs des dispositions sur le gel d’avoirs qui impliqueront la mobilisation des services de Tracfin.

Considérant ces différents services, il est aisé de comprendre comment l’information peut se disperser ou la contre-ingérence être difficile à mettre en pratique. En dépit de l’existence d’une Stratégie nationale du renseignement, l’architecture de ces différents services nécessite une coordination. Le SGDSN pourrait être l’outil idoine mais il n’est pas exclu que des rivalités entre administrations soient sources d’incompréhensions et d’incohérences dans les actions à mener. Une des personnes auditionnées insistait ainsi sur le travail en silo des différentes administrations. Même si le constat était plus général, il est applicable aux administrations du renseignement. Et en matière régalienne, la concurrence est d’autant plus forte entre services que les enjeux sont capitaux.

Si la Coordination Nationale du Renseignement et de la Lutte contre le Terrorisme (CNRLT), placée auprès du Chef de l’État, a vocation, comme son nom l’indique, à coordonner les services de renseignement du premier cercle, et situe son rôle dans le cadre de la Stratégie Nationale du Renseignement (SNR), qui définit la lutte contre les menaces transversales comme l’un de ses enjeux prioritaires, la lutte contre les ingérences étrangères ne fait pas l’objet d’une stratégie ad hoc. Se pose la question de savoir si le moment n’est pas venu de travailler à élaborer une Stratégie nationale de lutte contre les ingérences étrangères.

Un autre pan du travail pour l’action publique en matière de contreingérence se situe dans le réarmement informationnel. La capacité d’une société à résister aux ingérences dépend partiellement de sa foi en la solidité de sa démocratie et de ses institutions.

Cette croyance est nourrie par les médias. Or, la part de citoyens qui lit la presse écrite n’a cessé de décroître comme l’illustre, chiffres à l’appui, l’étude commandée par l’Organisation de Coopération et de développement économique (OCDE) ([1]). Ce phénomène n’a pas épargné la France. Au regard de la viralité produite par les contenus manifestement faux, l’autorégulation des grands acteurs du numérique n’est plus de mise et la mise en responsabilité des plateformes n’est pas suffisante.

Le gouvernement peut entreprendre des partenariats avec des structures de presse privées ayant une capacité à atteindre le public. De tels partenariats existent déjà et il importe de les renforcer tout en tenant compte de la potentielle défiance d’une partie du public visé.

Les autorités étatiques ont également intérêt à favoriser un écosystème de l’information en soutenant les médias, en réglementant leur financement et en assurant une protection des journalistes victimes de certaines procédures baillons. Le monde des médias a connu en France d’importants changements ces dernières années, changements sur lesquels les autorités européennes ont d’ailleurs eu à se prononcer. Il convient pour le gouvernement, sans s’immiscer dans les choix éditoriaux, d’assurer la transparence et de permettre les conditions d’éclosion d’une information sûre et digne de confiance.

À cet égard, l’initiative lancée par le gouvernement des États généraux de l’information devrait permettre de faire émerger une réflexion renouvelée et aboutir à des préconisations. Les États généraux, débutés à l’automne 2023, devraient rendre leurs travaux à l’été 2024 et offriront certainement des pistes d’actions. Ces travaux sont d’autant plus pertinents qu’un des groupes de travail est intitulé « Souveraineté et lutte contre les ingérences étrangères – La mondialisation de l’information : comment protéger la souveraineté et la démocratie ? ».

En dernier lieu, il convient de souligner que Viginum présente une opportunité particulièrement intéressante pour œuvrer au service de la transparence et de la véracité de l’information. La structure est encore récente et doit trouver sa place dans un ensemble d’organismes déjà structurés et organisés. De par sa dimension novatrice et son rôle particulier contre la désinformation, il convient d’en faire une des têtes de pont de la riposte française. Aussi, votre rapporteure est favorable à ce que le gouvernement rende publics ses travaux comme il a commencé à le faire avec les révélations sur l’opération de désinformation « Portal Kombat », et donne à la structure la reconnaissance officielle qui lui permettre de se déployer pleinement tout en garantissant son financement pérenne et des ressources humaines conséquentes.

B.  LA RÉPONSE EUROPÉENNE DOIT ÊTRE PLUS CONCERTÉE ET S’INSCRIRE DANS UN ENVIRONNEMENT GLOBAL

La proposition de directive constitue la réponse la plus conséquente de la part de la Commission européenne sur le phénomène des ingérences. Celle-ci a pris un nombre certain d’initiatives législatives et non-législatives, notamment lors de la mandature qui s’achève bientôt.

La proposition législative de décembre 2023 met en exergue le manque d’harmonisation entre les vingt-sept États membres en matière de lutte contre les ingérences étrangères. Et sur ce point, l’actualité législative des différentes États le démontre. Ainsi, le Parlement lituanien a entamé en 2023 les débats pour modifier la loi sur l’information publique et le code pénal, et pour modifier les dispositions relatives aux contenus diffusés sur les plateformes. Tout en respectant la souveraineté de chaque État, il est loisible de se demander si une réflexion ne pourrait pas être engagée afin de coordonner ce genre d’initiatives pour instiller une cohérence et une harmonisation entre États. Et ce, au-delà des dispositions du DSA.

La proposition de texte européen se concentre essentiellement sur la représentation d’intérêts mais en matière informationnelle elle ne propose pas de boîte à outils applicable à travers les pays européens pour lutter contre la désinformation. Les institutions européennes ont pu prendre des initiatives, le SEAE est moteur sur ce point. Néanmoins, ces initiatives restent cantonnées à un niveau assez confidentiel et mériteraient une plus grande publicité.

Votre rapporteure pense tout particulièrement au projet phare du SEAE que constitue le site EUvsDesinfo. Mis en place en 2015, impliquant des équipes de 14 pays et disponible en vingt langues, il recueille, analyse et recontextualise des cas avérés de désinformation à l’initiative des autorités russes. En 2019, plus de 6 500 cas avaient été répertoriés et avaient fait l’objet d’une analyse et d’une démystification (debunkage). II s’agit d’un travail de longue haleine nécessitant des heures de travail et d’enquête pour parvenir à retracer les origines d’une désinformation.

En dépit de presque dix années d’existence, le projet est encore méconnu du grand public alors qu’il représente une partie de la boîte à outils à mettre en place contre les menaces cyber et hybrides.

Par ailleurs, une réponse concertée ne peut pas être une réponse au rabais. Les critiques portées contre la proposition de directive par votre rapporteure s’inscrivent dans un schéma global. La Commission européenne et les institutions européennes plus largement ne devraient pas renoncer à porter des initiatives ambitieuses.

Il convient ainsi de souligner le point le plus contestable de la proposition de directive qui prévoit le niveau d’harmonisation. La clause de l’harmonisation maximale est envisagée, ce qui signifie donc que les États membres ne pourront aller plus loin que ce qui est envisagé, sauf si cet article venait à être considérablement modifié au cours des trilogues éventuels.

Alors même que la France envisage un texte ambitieux, et avec une « maille » serrée, à travers le texte porté par M. Houlié, elle se trouverait en cas d’inconventionnalité si la directive venait à être votée en l’état. Votre rapporteure considère qu’il s’agit d’une ambition minimaliste qui risque de freiner les avancées françaises. Dans la mesure où les Royaume-Uni et l’Australie se sont eux aussi inspirés de la législation américaine FARA, et de son efficacité prouvée depuis 1938, la proposition de la Commission semble actuellement rater sa cible.

À ce titre, il est regrettable que les organismes tenant les registres des représentants d’intérêts demeurent uniquement nationaux. Une « HATVP européenne » pourrait s’avérer judicieuse. Le Président de la République Emmanuel Macron s’était prononcé en ce sens au début de son mandat. Il convient de rappeler que la HATVP dispose d’un pouvoir de contrôle étendu et de la capacité à réclamer certains documents. Cette structure n’existe pas au niveau européen et la proposition de directive n’en dessine pas les contours.

De même, un Viginum européen devrait pouvoir être créé. Dès lors que des initiatives contre la désinformation existent – à l’instar de EUvsDesinfo – une structure semblable à celle de la France serait particulièrement pertinente. Elle disposerait des moyens techniques pour analyser les tendances d’opinions sur les réseaux sociaux et repérer les campagnes de désinformation.

En outre, la lutte contre les ingérences étrangères ne peut faire l’impasse sur la dimension économique. La France, à travers ses organes de renseignements en charge des intérêts fondamentaux de la Nation, surveille très étroitement les initiatives hostiles tendant à fragiliser ou à prendre le contrôle d’entités économiques. L’Union européenne a longtemps été attentiste, voire négligente, sur ce point.

Les dispositifs de défense commerciale ne relèvent pas uniquement de la sphère économique. Il arrive que la concurrence déloyale soit aussi une voie détournée pour prendre le contrôle de structures stratégiques. Prendre le contrôle de celles-ci permet de s’ingérer dans les affaires européennes et de disposer d’informations capitales. Les instruments de défense commerciale (IDC), et tout particulièrement les mesures anti-coercition, sont un début de réponse à encourager et à renforcer. Ils signent à la fois la fin de la naïveté vis-à-vis de pays partenaires économiques et une reprise en main des intérêts stratégiques.

Au nom des principes de concurrence, les autorités européennes ont longtemps défendu des politiques respectant des principes mais qui désavantageaient les intérêts de l’Union. Ces politiques sont inadaptées face aux nouvelles réalités du monde contemporain et font le jeu d’États ne respectant pas notre « vertu » en usant de subventions et d’immixtions étatiques dans les affaires du secteur économique.

La réponse coordonnée apportée en cette année 2023 avec les IDC constitue une initiative heureuse et bienvenue. Elle devra être confortée à l’avenir pour tenir compte de l’évolution permanente des ingérences qui prennent des voies sinueuses pour achever leurs objectifs.

À l’échelle internationale, l’Union européenne est impliquée dans les échanges avec l’OCDE ou d’autres pays partenaires tels que les États-Unis. Le rapport de l’OCDE précédemment cité donne des pistes de réflexion en matière de gouvernance. Ses préconisations relatives au secteur de l’information pourraient trouver leur aboutissement dans des initiatives européennes. L’Union s’est attaquée à la question de la publicité politique et des garanties à apporter aux journalistes. Elle pourrait également réfléchir aux moyens de garantir le financement des médias, et notamment de la presse.

Les États-Unis ont annoncé, quant à eux, une initiative novatrice le 18 janvier 2024. Afin de contrecarrer ce qu’il nomme les Foreign information manipulation interferences (FIMI), le gouvernement américain a annoncé la mise en place d’un cadre de travail, sorte de boîte à outils détaillant une stratégie globale d’action contre la désinformation. Les différents domaines de la stratégie rejoignent les préconisations de l’OCDE en mettant en avant des politiques nationales, des structures de gouvernance dédiées, des moyens techniques et humains, l’implication de la société civile et des médias, et enfin l’engagement multilatéral.

Ce plan de travail illustre la dimension multiple de la riposte que constitue la contre-ingérence. Il valide également le diagnostic fait par la France, l’Union européenne et l’OCDE. Il illustre bien la nécessité d’engager l’ensemble de la société contre la désinformation en faisant appel aux forces vives, à des structures renouvelées et dédiées et à une coopération internationale à même d’embrasser une lutte commune.

  CONCLUSION

La création de nouvelles dispositions législatives à même de répondre et de riposter aux ingérences étrangères était indispensable. C’est pourquoi la proposition de loi déposée par Sacha Houlié, Thomas Gasilloud et votre rapporteure, est la bienvenue dans un contexte d’immixtions particulièrement intenses et qui menacent les intérêts de notre pays.

L’initiative française ne saurait être optimale sans trouver une réplique européenne ambitieuse alors que la commission spéciale sur les ingérences étrangères du Parlement européen a montré l’ampleur de la menace et mis en lumière les nombreuses faiblesses et failles du dispositif européen.

Nous disposons de nombreux atouts, le moindre d’entre eux n’étant pas nos services de renseignement et leur efficacité reconnue très largement. Un effort de coordination et un renforcement de l’écosystème informationnel seront néanmoins nécessaires pour faire face à la menace hybride et y répondre sur les différents fronts.

Votre rapporteure invite à renforcer l’ambition du texte européen actuellement en discussion sur la représentation d’intérêts et à en faire une véritable boîte à outils pour répondre aux défis qui se dressent devant notre continent. Les puissances étrangères malveillantes ou hostiles seront à l’affût des textes législatifs qui seront publiés et n’hésiteront pas à caricaturer notre contre-ingérence comme une réponse illibérale.

Une chose est sûre : les défis auxquels tous nos pays européens ont à faire face, tout comme les institutions européennes, sont colossaux. Et ils nous sont communs. La réalité et la dangerosité des ingérences étrangères, de toutes natures et de toutes origines (même si elles sont, actuellement, principalement le fait du régime du Kremlin, ne sousestimons pas les ingérences orchestrées depuis la République Populaire de Chine, l’Iran, l’Azerbaïdjan ou la Turquie) nous ciblent tous.

Ce sont bien nos institutions démocratiques, nos systèmes informationnels, nos processus électoraux, nos patrimoines intellectuels et scientifiques, nos libertés d’opinion et d’expression, qui sont visés. De manière à nous affaiblir, à nous fragiliser, de l’intérieur même de nos sociétés.

À cet égard, le rôle et la place pris par des formations politiques, sur le plan national comme au plan européen, qui n’hésitent à se montrer complaisantes à l’égard des régimes autoritaires visant nos démocraties, et à en relayer les narratifs, dans leurs discours comme par leurs votes, s’avèrent problématiques.

En cette année électorale qui verra le renouvellement du Parlement européen entre les 6 et 9 juin 2024, nos démocraties doivent, plus que jamais être sensibilisées et averties des dangers, s’organiser pour s’en prémunir et s’en protéger, se doter des instruments et outils, y compris juridiques et législatifs, adéquats.

De manière générale, c’est à la société civile tout entière, aux côtés de la puissance publique ; des appareils d’État, de nos services de renseignement et de nos agences spécialisées, qu’il revient de résister.

Ouvrons les yeux, renforçons nos protections, la « guerre que l’on n’a pas vu venir » est là !

Nos démocraties sont fortes quand elles sont défendues dans le respect de leurs principes et de leurs valeurs. Sachons les préserver.

  TRAVAUX DE LA COMMISSION

La Commission s’est réunie le mercredi 20 mars 2024, sous la présidence de M. Pieyre‑Alexandre Anglade, Président, pour examiner le présent rapport d’information.

M. le Président Pieyre-Alexandre Anglade. Notre réunion de ce jour porte sur l’examen du rapport d’information de notre collègue Constance Le Grip visant à prévenir les ingérences étrangères en France, portant observations sur la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Nous voici réunis pour débattre du sujet de la lutte contre les ingérences étrangères à la faveur de la discussion prochaine dans notre hémicycle d’une proposition de loi initiée par le Président de la commission des lois Sacha Houlié, le Président de la commission de la défense Thomas Gassilloud et moi-même.

Cette proposition de loi est le fruit direct des travaux de la délégation parlementaire au renseignement dans laquelle siègent Sacha Houlié et Thomas Gassilloud. Cette délégation avait consacré son rapport annuel de l’année 2022-2023 au sujet de la prévention de la lutte contre les ingérences étrangères, en formulant plusieurs préconisations, dont certaines de nature législative.

La dangerosité des ingérences étrangères est un sujet que nous ne saurions ignorer dans sa dimension européenne tant la nature du phénomène l’ampleur touche l’ensemble des démocraties des États membres de l’Union européenne. Ce sujet concerne évidemment notre pays au premier chef, mais tous les pays de l’Union européenne sont concernés. La dimension européenne de ce phénomène rend son examen par la commission des Affaires européennes nécessaire.

À votre initiative Monsieur le Président, la commission des Affaires européennes s’était déjà penchée sur le sujet avec des chercheurs, des journalistes, des enseignants, dans le cadre d’une table ronde. Ce rapport d’information portant observations, se veut la mise en perspective européenne de la proposition de loi Houlié-Gassilloud et autres cosignataires.

Notre Parlement s’est déjà penché à plusieurs reprises sur le sujet des ingérences étrangères, notamment dans le cadre de la commission d’enquête sur les ingérences étrangères dans laquelle j’ai été rapporteure et dans le cadre du rapport de la délégation parlementaire au renseignement publié en novembre 2023. Ce rapport soulignait l’ampleur de ce phénomène, qui touche tous les intérêts fondamentaux de notre nation et ceux des démocraties européennes.

Les ingérences étrangères se définissent comme des immixtions d’un État étranger dans les affaires intérieures d’une autre nation, avec des pratiques, attitudes, vecteurs, qui se caractérisent par leurs aspects malveillants, insidieux, parfois dissimulés et qui portent atteinte au fonctionnement normal de la société visée, à sa vie démocratique et informationnelle et qui de ce fait cherche à fragiliser, déstabiliser, vulnérabiliser de l’intérieur une nation.

Les ingérences étrangères ont de nombreux vecteurs comme, pour rappeler quelques opérations récentes, des campagnes de cyberattaques, l’espionnage industriel, ou encore la manipulation de l’information venant influer sur le débat public. S’agissant de ces types d’ingérences, des campagnes récentes massives se sont déroulées dans notre pays, notamment la campagne de désinformation Doppelgänger officiellement attribué par l’État français à la Russie. Cette opération a utilisé des mécanismes de fabrication de sites miroirs et a ciblé de nombreux médias français comme Le Monde20 Minutes, mais aussi des médias allemands comme Frankfurter Allgemeine Zeitung. Plus récemment également, l’opération russe Matriochka qui a consisté à saturer l’activité de fact-checking des médias traditionnels ou encore l’opération Portal kombat en février 2024, documentée par l’agence Viginum.

Ces campagnes sont bien évidemment appréhendées entre les gouvernements européens. En effet, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Stéphane Séjourné a récemment réuni à Paris son homologue allemande et son homologue polonais pour mettre en œuvre une riposte commune contre les campagnes de désinformation.

Cette proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères comprend 4 articles. Le premier article instaure un dispositif législatif rendant obligatoire l’enregistrement des acteurs influent sur la vie publique française pour le compte d’une puissance étrangère. Le deuxième article prévoit la remise par le Gouvernement au Parlement d’un rapport faisant l’état précis de la menace en matière d’ingérence étrangère. Ce rapport peut être suivi d’un débat dans les deux chambres du Parlement.

Le troisième article permet d’élargir à la lutte contre les ingérences étrangères, le recours à la technique de l’algorithme, jusqu’à maintenant réservée par les lois Renseignement de 2015 et de 2021 à la lutte contre le terrorisme et à la prévention des actes de terrorisme.

Le quatrième et dernier article de cette proposition de loi modifie le code monétaire et financier pour élargir aux influences étrangères le périmètre de la procédure de gels des avoirs, aujourd’hui encore limitée à l’objet de la lutte contre le terrorisme.

L’article le plus innovant de cette proposition de loi est l’article premier. Il institue un dispositif de type FARA, ou Foreign Agence Registration Act, similaire à la législation américaine instituée en 1938. Cette législation instaure une obligation de transparence et de déclaration pour les représentants d’intérêts qui ont des mandants étrangers.

Cette législation a d’ailleurs récemment inspiré d’autres pays, notamment l’Australie en 2018 et encore le Royaume-Uni à travers le National Security Act.

Cette déclinaison française du Foreign Agence Registration Act serait administrée par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Cet article s’inscrit dans un besoin de transparence pour mettre la lumière sur les intérêts étrangers en France.

Le mécanisme proposé par la proposition de loi est similaire à certaines initiatives législatives récentes proposées par l’Union européenne, à la suite de nombreux scandales au sein des institutions européennes, notamment le Qatargate, le Russiagate, ou encore des scandales de députés travaillant pour les services secrets russes.

Ces scandales ont progressivement amené la Commission européenne à prendre des initiatives en la matière. La plus récente est une proposition de directive déposée en décembre 2023 visant à établir des exigences harmonisées au sein du marché intérieur en matière de transparence de la représentation d’intérêts exercés pour le compte de pays tiers. L’objet de cette directive est similaire à la proposition de loi examinée.

Cette initiative législative de la Commission européenne découle d’un paquet européen global faisant suite à des engagements pris par la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen en 2019. Cette initiative s’insère dans un travail commencé il y a plusieurs années au niveau européen afin de renforcer notre lutte contre ce fléau commun qui frappe les États européens avec une intensité variable. Je pense aux cyberattaques ayant pris pour cible les pays baltes ou la Pologne. Pour lutter contre cela, il existe une agence européenne chargée de la coordination de la cyber sécurité au sein de l’Union européenne, l’ENISA, qui coordonne par ailleurs les activités de l’ANSSI.

Il y a eu également des initiatives non-législatives, notamment de la part du Service européen pour l’action extérieure. Celui-ci a très tôt pris la mesure de la dangerosité des ingérences étrangères en instaurant un système d’alerte rapide qui constitue un maillon d’échange et d’information dans la lutte contre la désinformation entre les différents États membres et les institutions européennes. Son objectif est de repérer et d’analyser les menaces en matière de désinformation afin d’apporter une riposte commune.

Le SEAE a aussi mis en place une Task force nommée StratCom, qui fait de la stratégie en matière de communication et lutte contre la désinformation. StratCom apporte une riposte à la désinformation et est surtout orienté sur l’Europe centrale et orientale. C’est un embryon européen de contre-ingérence.

Enfin, pour conclure cette description du panorama européen d’instruments en matière de lutte contre les ingérences, je souhaite évoquer les deux règlements européens que sont le Digital Services Act et le Digital Markets Act, tous deux pleinement en vigueur depuis février 2024. Le DSA présente un intérêt pour notre sujet, celui-ci ayant pour objectif de lutter contre les contenus illégaux divers en ligne et notamment les contenus propageant de la désinformation. Pour cela, il impose des obligations aux différents intermédiaires en ligne, comme les réseaux sociaux. En matière de détection et de retrait de contenus en ligne manifestement faux et mensongers, le DSA commence à produire des effets contre les vecteurs de désinformation sur les réseaux sociaux.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. La proposition de directive sur la transparence de la représentation d’intérêts effectuée pour le compte de pays tiers de la Commission européenne fait écho à la proposition de loi visant à lutter contre les ingérences étrangères, examinée par la Commission des lois le 13 mars 2024 et débattue en séance publique le 26 mars 2024. Les discussions sur cette proposition de directive publiée le 12 décembre 2023 ont débuté en COREPER. La proposition, bienvenue, est un outil intéressant. Cependant, en l’état, nous considérons qu’il présente des inconvénients majeurs au regard de l’intérêt que nous portons à la proposition de loi de Sacha Houlié.

La clause d’harmonisation maximale introduite par la proposition de directive manque d’ambition. Si adoptée, un État membre ne pourrait pas aller au-delà en introduisant des préconisations et une protection supérieures sur les thèmes concernés par l’application de la directive. Par exemple, les sanctions prévues par la directive en cas de non‑accomplissement de l’obligation de transparence déclarative sont de nature administrative, alors que la proposition de loi, portée par Sacha Houlié, Thomas Gassilloud et moi-même, introduit des sanctions de nature pénale en cas de manquement de déclaration auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) par des représentants d’intérêt qui auraient des mandants étrangers.

La proposition de directive et la proposition de loi prévoient également des exemptions, pour les diplomates par exemple. Cependant, nous considérons trop large le périmètre des exemptions prévu par la proposition de directive, notamment sur les activités de conseil juridique ou de conseil professionnel.

Le rapport d’information portant observation s’inscrit dans un contexte doublement intéressant. Géopolitique d’une part, puisque le ciblage des démocraties et de leur fonctionnement s’intensifie et les élections européennes offrent une fenêtre de vulnérabilité évidente. Temporelle d’autre part, en raison de l’amorce du débat européen et du processus parlementaire sur la directive européenne, qui porte la même intentionnalité que la proposition de loi que nous examinons.

L’exposé de la rapporteure a été suivi d’un débat.

Mme Lysiane Métayer (RE). Je voudrais vous remercier pour votre travail et vous féliciter pour sa qualité. Les très récentes cyber attaques contre les services de l’État démontrent à quelles menaces la France et l’Union européenne se trouvent confrontées, ébranlant leur stabilité et leur intégrité démocratique dans une guerre d’influence menée par des acteurs étatiques ou non. Les ingérences étrangères, comme vous l’avez indiqué, constituent une menace croissante pour notre démocratie. se manifestant à travers divers moyens, comme la manipulation de l’information, la cyber attaque et l’entrisme politique. À cet égard, la Russie et la Chine sont identifiées comme les utilisateurs principaux de ces méthodes, avec des campagnes de désinformation ciblées et des tentatives de captation de certaines élites politiques.

L’une des réponses apportées par les autorités françaises a été la création d’un nouveau service à compétence nationale, rattaché au SGDSN, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, ou VIGINUM. Cette initiative revêt une importance capitale à la veille des élections européennes de juin 2024, et ces élections sont d’une importance cruciale dans le contexte géopolitique actuel.

Ce texte est donc essentiel pour contrer les menaces grandissantes posées par ces ingérences étrangères et faire barrière à certains groupes politiques qui ont tendance à profiter de la situation pour discréditer nos efforts. Au niveau européen, il est indispensable de maintenir un juste équilibre entre ouverture diplomatique et souveraineté européenne. Cependant, pour veiller à la protection de leurs intérêts stratégiques et de sécurité, les États membres de l’union européenne doivent faire face à des multiples défis, tels que les différentes actions étrangères, positives ou négatives. Qui dit action étrangère fait forcément référence aux investissements directs étrangers et aux ingérences étrangères.

Le règlement UE-2019-452 du 11 octobre 2020, bien que juridiquement non contraignant, se donne pour objectif de filtrer les investissements directs étrangers au sein de l’union européenne dans les secteurs considérés comme stratégiques.

Le retour de la guerre sur notre continent a permis de prendre conscience des autres menaces qui planent sur nous dont, entre autres, les ingérences étrangères au sein de nos États. En matière d’ingérence, certains États peuvent se montrer plus vulnérables que d’autres, notamment, paradoxalement, les États les plus libéraux. Pour y remédier, il s’agit de renforcer le cadre législatif en la matière. Quelles sont, selon vous, les principales priorités à considérer dans l’élaboration d’une législation européenne visant à contrer les ingérences étrangères tout en préservant les valeurs démocratiques et la souveraineté nationale ?

Mme Joëlle Mélin (RN). Votre rapport couvre un spectre très large des données actuelles sur les ingérences étrangères dans l’Union européenne en général et en France en particulier. La réponse à y donner, détaillée par ailleurs dans la PPL de monsieur Sacha Houlié, est indispensable et urgente, même si des démarches nationales et européennes ont été initiées il y a déjà plusieurs années.

Mais comme vous l’écrivez, il est clair que le niveau de perception, de compréhension et surtout de riposte est toujours très insuffisant, et de très multiples affaires ont révélé les failles de notre système. En particulier, comme chacun le sait, l’agence ENISA est totalement sous-dimensionnée pour cette tâche.

Vous rappelez les dispositifs nationaux et européens contre les ingérences étrangères. Il faut noter que, comme souvent, ils ont été construits au fil de l’eau, en réaction directe à de nouvelles ingérences non identifiées auparavant, d’où une certaine incohérence et une faiblesse globale. Votre texte aurait aujourd’hui une vision plus holistique via la PPL Houlié en particulier.

Mais votre rapport présente une faille notable : le focus très actuel sur la situation en Ukraine. La Russie est citée, à raison, onze fois, la Chine trois fois, le Qatar trois fois le Maroc jamais. C’est oublier un peu vite l’impact des États-Unis en la matière. Ils sont certes cités trois fois, mais comme source d’inspiration du dispositif législatif de riposte. Il faut dire qu’ils sont orfèvres en la matière. Ce sont quand même eux qui, des années durant, ont espionné le monde entier et interféré dans la politique française et européenne. C’est bien sûr ce qui a été révélé par Julian Assange, Wikileaks et Edward Snowden avec une cohorte de révélations, dont le programme PRISM qui a permis aux Américains d’obtenir des informations très utiles lors des discussions menées par François Hollande sur le TAFTA.

Votre rapport sur cette proposition de loi manque sa cible et, par sa partialité, dessert le but recherché. La dénonciation justifiée des uns ne dispense pas de dénoncer les agissements des autres, surtout lorsqu’ils se présentent comme nos alliés. Si vous parlez d’une nouvelle guerre, le danger réside également selon nous dans un aveuglement partiel. Nous restons donc très circonspects sur votre rapport.

M. Arnaud Le Gall (LFI-NUPES). Je regrette que le rapport nous soit parvenu hier à 22 heures mais il a malgré tout le mérite d’expliciter certains soubassements de la proposition de loi que vous présentez avec Monsieur Houlié.

Évidemment, lutter contre l’ingérence de tel ou tel État est une condition de l’indépendance et de la souveraineté, mais en matière d’ingérence, il faut encore déterminer pourquoi, contre qui, et comment on se protège.

Bien sûr, les actes hostiles commandités par la Russie sont à l’heure où nous parlons les plus nombreux, les plus visibles et les plus préjudiciables. Les actes analogues venant de Chine sont également connus et tout doit être fait pour s’en protéger efficacement. À cet égard, malgré les progrès effectués notamment sous l’égide de l’ANSI, on est très loin du compte.

Le problème est qu’à se focaliser comme le fait votre rapport sur les « méchants » du moment, on oublie que la menace est tous azimuts et ne vient pas seulement des régimes autoritaires. La doctrine pour y répondre doit donc être également tous azimuts. Je suis frappé que votre rapport ne mentionne pas certaines pratiques des États-Unis. Ils ont espionné plusieurs présidents de la république et Premiers ministres. Avec la complicité d’un membre de l’Union européenne, le Danemark, ils ont utilisé plusieurs procédés agressifs pour mettre la main sur nos industries stratégiques, notamment Alstom, et on se souvient du rôle joué par le Secrétaire général adjoint de l’Élysée de l’époque, Emmanuel Macron, mais on pourrait également pointer la faiblesse, voire l’absence d’ingérences avérées de partenaires comme le Qatar ou l’Inde.

Cette grille de lecture biaise la réponse à des questions essentielles. Qu’est-ce qu’un agent d’influence étranger ? Qui devra être inscrit sur le registre que votre proposition de loi propose de mettre en place ? Qu’en est-il des cadres travaillant dans certaines entreprises étrangères dont on sait qu’ils travaillent main dans la main avec des États ? Qu’en est-il des GAFAM ? Faute de précision, on peut craindre l’arbitraire, et on peut être d’autant plus inquiet que proposition de loi, qui n’est justement pas un projet de loi qui aurait dû être soumis préalablement à l’examen du Conseil d’État, entend étendre le recours à des techniques de surveillance algorithmique.

Or, la collecte massive de données de connexion recèle, comme le notait le Conseil d’État en 2021, des menaces pour la vie privée. Ce sont des techniques typiques des régimes autoritaires que vous dénoncez par ailleurs. Par ailleurs, ces procédés sont inefficaces. Comme le rappellent beaucoup d’acteurs du renseignement, la confiance aveugle dans les outils technologiques est un leurre et le renseignement humain reste indispensable.

Bref, cet inventaire sélectif de menaces nous inquiète, et nous ne souhaitons pas que, faute de précision et de garanties, la lutte légitime contre les ingérences étrangères puisse servir de prétexte au fichage des mal pensants, voire des oppositions politiques.

M. Pierre-Henri Dumont (LR). Le rapport nous est parvenu un peu tard, mais ce n’est pas la première ni la dernière fois que cela se produit : on sait que les délais sont parfois contraints.

Ayant été membre de la commission d’enquête qui avait été mise en place via le droit de tirage du groupe Rassemblement national, et ayant été vice-président de cette commission d’enquête dont vous étiez la rapporteure, je dois dire que cette proposition de loi est excessivement importante. Elle traite d’un sujet majeur, comme nous l’avons vu lors d’élections passées, que ce soit aux États-Unis ou en Europe avec le Brexit, en ce qui concerne la question des ingérences étrangère. Avec le fait que l’entrisme politique touche encore aujourd’hui différents partis – nous avons cité des pays comme les États-Unis, puisque certains ont une dent contre ce pays, mais aussi la Russie ou la Chine. Je pourrais me permettre de rajouter l’Azerbaïdjan puisque certains ministres aujourd’hui au Gouvernement ont peut-être quelques liens avec ce pays qui les empêchent de prendre des décisions extrêmement fortes. Je pense notamment à la question de l’Arménie et du Haut-Karabagh, qui malheureusement n’existe plus aujourd’hui sous la forme que nous connaissions auparavant.

Notre pays est également la cible de cyberattaques et d’une multiplication des actions d’influence à l’encontre des intérêts français, aussi bien en France qu’à l’étranger. Il est donc nécessaire de lutter contre tout cela et contre ceux qui pourraient être tentés de faire partie de cette stratégie d’influence, ici en France.

Permettez-moi de souligner que si l’enjeu des ingérences étrangères intéressait réellement le Président de la République, pourquoi, depuis dix ans, n’a-t-il eu de cesse de décourager ou de défaire l’appareil industriel français au profit d’acteurs étrangers ? Je pense à Alstom, dont la branche énergie a été vendue en 2014, rachetée par General Electrics avec l’autorisation du ministre de l’Économie d’alors, Monsieur Macron, lequel, converti au moment du Covid au retour de la souveraineté, a annoncé le rachat par EDF des turbines Arabelle, essentielles à la relance de la construction des centrales nucléaires en France. Venant de Calais, on a bien sûr le sujet important de la vente d’Alcatel à Nokia, en 2015, toujours autorisée par le ministre de l’Économie de l’époque, Emmanuel Macron. Il y a aussi la question d’Atos, cédée à un milliardaire étranger, qui est un vrai sujet.

Je pense donc que si l’on veut prévenir les ingérences étrangères, on doit d’abord, et avant tout, protéger les actifs stratégiques de notre pays, chose qui n’est pas faite.

On comprend bien qu’il y a aussi un enjeu politique avant les élections européennes, pour un parti qui se dit absolument pro européen, c’est un nouvel outil, cette fois-ci à destination du Rassemblement national, dont on connaît le lien avec certains pays, en particulier la Russie.

Nous serons favorables à ce texte qui est un petit texte et que nous proposerons d’amender en séance.

M. Laurent Esquenet-Goxes (Dem). Le sujet des ingérences étrangères me tient particulièrement à cœur. Après avoir été, comme mon collègue, vice-président de la commission d’enquête sur ce sujet mené par notre collègue Constance le Grip, au sein de laquelle nous avons notamment vu les liens entre Poutine et l’extrême droite française, je vais donc lancer la semaine prochaine une mission flash sur les ingérences dans les médias, car sur cette question, le danger est systémique.

Pour répondre au risque vital que constituent les ingérences pour notre économie, notre modèle de société, notre démocratie, les leviers ne sont pas que législatifs, mais aussi citoyens et volontaires. Une réponse efficace passe en effet par la population. C’est la base du modèle taïwanais de décentralisation totale de la réponse aux ingérences, qui viennent principalement, pour ce pays, de la République populaire de Chine. Je tiens à souligner que les dispositions des articles, premier et deux contribuent à cet éveil, en renforçant la transparence dans ce domaine. L’article premier assure une plus grande transparence sur les contrats des représentants d’intérêts passés avec des mandants étrangers. Je note que certains interviennent dans nos médias sans que leurs conflits d’intérêts ne soient abordés, ni même connus. L’article deux, avec la remise d’un rapport par le gouvernement au parlement, est également très important et permettra de souligner à intervalles réguliers, l’impact des ingérences. J’espère que les débats qui suivront les remises de ce rapport bénéficieront de davantage de médiatisation que nos travaux de contrôle. En séance, le groupe démocrate souhaitera élargir le champ de cette vigilance aux établissements d’enseignement supérieur.

Mme Marietta Karamanli (SOC). Nous sommes tous d’accord sur le fait que, depuis plusieurs années, des cyberattaques et des manipulations via les réseaux sociaux visent à formater et même à faire l’opinion. Il s’agit de propagande. J’utilise ce terme à dessein parce qu’il vient du latin propagarer qui signifie tout simplement « ce qui doit être propagé° ». J’ajoute que les modalités de la diversion sont aussi infinies que l’imagination. Il faut s’attacher à répondre à sa menace en utilisant différents outils et les calibrer aux menaces existantes. Les réponses sont nombreuses. J’insisterai seulement sur deux d’entre elles.

La cybersécurité d’abord : les régimes politiques démocratiques sont désormais confrontés au phénomène de guerre hybride, une menace fondée sur la combinaison de plusieurs moyens militaires et non militaires, notamment les cyberattaques, et ce phénomène qui se développe aujourd’hui autour d’une frontière perméable entre l’ingérence civile et l’attaque militaire. Notre collègue a insisté sur les initiatives prises au niveau européen, regrettant la faiblesse des moyens de l’agence et la difficile harmonisation de la législation européenne à venir.

La faiblesse des États membres tient également à la fragmentation des stratégies et des moyens en la matière. Comme on a vu lors de la crise de la COVID-19, ou lors de l’invasion russe, ou encore à propos des bouleversements liés au climat. Le débat sur la décision à prendre s’appuie au moins en principe sur les paroles des experts. Or, les chaînes d’information, en ligne ou non, sont gourmandes de commentaires présentés comme venant de spécialistes et d’experts, et l’expertise publique mérite notre attention, car trop souvent, l’expert ne dit pas ce qu’il sait, mais ce qu’il préfère. Si les avis et conseils de scientifiques et experts sont indispensables, il faut faire en sorte que l’expertise soit indépendante, collégiale et transparente, et assumer qu’elle soit contradictoire. Ces rappels me semblent importants, entre autres pour le débat que nous aurons en séance. L’avertissement imposé aux plateformes pourrait donc constituer un élément utile à ce titre.

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). Le rapport, à l’instar de la proposition de loi, présente la dangerosité des ingérences extérieures contre les États européens, par la mise en place de dispositifs exceptionnels pour éviter que ne soient menacés les intérêts fondamentaux d’une nation.

Après 22h33, j’ai tout de même jeté un coup d’œil au rapport, j’ai été assez surpris de voir qu’étaient pris comme exemple les États-Unis avec le dispositif FARA qui date de 1938, et qui oblige à divulguer affiliations, activités, y compris aspects financiers. L’administration américaine, effectivement, contrôle chaque entreprise qui participe à un marché financier aux États-Unis, allant jusqu’à enquêter sur celles qui ont établi une simple communication téléphonique, ou envoyé un courriel utilisant des tuyaux traversant le sol américain. Il faut savoir, et vous ne le dites pas, que les États-Unis se sont dotés pour cela d’un chapelet d’outils juridiques, qui depuis le Trade Act de 1974, leur donne la capacité d’exercer une pression sur les entreprises ou les pays étrangers, de sanctionner des gouvernements, et de perturber leur économie. De plus, ces contrôles sont facilités depuis 2001 par le Patriot Act, qui permet aux États-Unis d’accéder aux différentes données informatiques, par exemple celles des banques et entreprises. Cela a été suivi par le Cloud Act en 2018, qui permet la saisie des emails, ou tout autre document et communication électronique localisés dans les centres de données d’entreprises américaines situées à l’étranger. Ainsi, le résultat de cette politique est l’extraterritorialité du droit américain, qui permet aux États-Unis d’avoir accès aux secrets de fabrication des entreprises françaises et européennes. Il leur est possible de mener de l’espionnage industriel, sans même devoir se cacher. Et on prend comme exemple ce que font les États-Unis.

Pis encore, la loi Dodd-Frank de 2010 confère au gendarme américain de la bourse le pouvoir de réprimer les infractions, même lorsque la transaction financière a été conclue en dehors des États-Unis, et n’implique que des acteurs étrangers, et cela se fait avec des prétextes divers, qui peuvent être notamment le terrorisme. Il est ainsi décidé de façon totalement artificielle quels sont les pays terroristes ou non. C’est le cas notamment de Cuba, qui serait un pays terroriste. Les banques sont dès lors soumises à des pénalités absolument incroyables. En définitive, soyons très attentifs à une chose : une dérive qui ferait qu’un État comme les États-Unis, dont on ne parle jamais, imposerait son droit à l’ensemble de la planète par l’extraterritorialité.

D’ailleurs, il y a eu des réflexions. En 2016, à l’Assemblée nationale sur la loi de blocage qui n’est jamais appliquée au niveau de l’Union européenne, bien évidemment. Une fois encore, c’est « le deux poids deux mesures », nous estimons que certains portent une lourde responsabilité, mais on oublie que d’autres mettent sous leur coupe la planète tout entière.

M. Christophe Plassard (HOR). Il y a deux catégories d’opposants aux moyens de prévention des ingérences étrangères que nous tentons de mettre en place. D’un côté il y a les idéalistes qui pensent que nous vivons dans un monde où chacun est toujours bien intentionné. De l’autre, il y a ceux qui connaissent bien les ficelles de l’état de droit, et qui les utilisent pour nous critiquer. Critiques certes libres, mais quand se cache derrière une influence étrangère qui a pour objectif de nous déstabiliser, ils deviennent des adversaires qu’il nous faut combattre. Cette proposition de loi vise à nous donner les moyens de lutter contre ces derniers et à nous protéger de leurs attaques détournées, sans pour autant renier les grands principes démocratiques comme la liberté de circulation et d’expression.

Ce texte est une première étape importante, mais il faut cesser d’être naïf : non il n’y a pas que des amis autour de nous, et nos ennemis ne se présentent plus directement comme tels. Le groupe Horizons et apparentés s’interroge notamment sur la meilleure manière de gérer les médias, du type Russia Today, qui a essayé de nous vendre le vaccin Spuntik, ou la vitrine progressiste d’AJ + financée par le Qatar, et sous l’influence des Frères musulmans. Nous savons qu’il y a des objectifs de déstabilisation derrière. Il s’agit toujours, pour nous, de trouver un équilibre, entre la préservation de la liberté de la presse, qui nous différencie des pays autocratiques, et la lutte contre les puissances déployant un arsenal anti‑occidental primaire. C’est dans cette optique que le groupe Horizons soutient cette proposition de loi, et tentera de la rendre encore plus efficace.

Pour revenir à votre rapport, vous évoquez brièvement les risques d’ingérence, en vue des élections européennes du 9 juin prochain. Au vu du bilan que vous dressez des différentes tentatives d’influence par le passé, comment évaluez-vous ces risques, et pensez‑vous que l’Union européenne et les États membres disposent des outils nécessaires pour garantir la sincérité du scrutin à venir ?

Mme Nicole Le Peih (RE). Votre rapport sur la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France met en évidence le défi permanent que représente l’adaptation du droit aux avancées technologiques. Oui, les ingérences étrangères sont un véritable fléau, et une menace plus que sérieuse pour notre démocratie, et nous ne pourrons y répondre seuls. Vous indiquez dans la conclusion de votre rapport, en parlant de nos services de renseignement, qu’ils doivent mieux se coordonner. Pourriez-vous nous en dire un petit peu plus ?

Je pense à quelque chose que je vis sur mon territoire, avec ce que l’on appelle des « infiltrations » sur les centres de gestion, centres bancaires et même centres de comptabilité. Concernant les cyber-menaces, j’ai l’impression que le Centre de coordination des crises cyber, le C4, qui permet aux différents services de l’État ayant une mission de cyber-défense, d’échanger et de se coordonner sur les principales menaces cyber affectant le territoire national est plutôt performant. Avez-vous des éléments qui nous laisseraient penser que des acteurs de la cyber défense doivent mieux se coordonner ?

Mme Joëlle Mélin (RN). Il y a eu des mises en cause de certains partis politiques. Il me semblait, sans avoir été membre de la commission, que le patron de la DGSE lui-même avait fait apparaître sous serment qu’aucun mouvement politique de notre pays n’était en relation spécifique avec un pays étranger, en particulier pas avec la Russie.

Mme Constance Le Grip, rapporteure. Vos prises de parole attestent de la prise de conscience, et de la sensibilisation renforcée, au sein de notre institution parlementaire, de la réalité du phénomène que nous vivons.

Je vais d’abord répondre à Madame Lysiane Métayer. C’est écrit noir sur blanc dans le rapport d’information, et également dans les travaux précédents écrits collectivement. Tous nos services de renseignement le disent clairement : ce sont la Russie et la Chine qui sont identifiées comme étant les principales menaces à l’heure actuelle en ce qui concerne les ingérences étrangères. Vous avez également souligné le rôle de VIGINUM, agence nouvellement créée, chargée de lutter contre les ingérences numériques étrangères, rattachée au Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), qui joue un rôle important, et particulièrement quand on approche d’une période de campagne électorale. Il faut féliciter les agents de VIGINUM, même si la question du renforcement de leurs moyens se pose.

Vous avez également abordé le sujet de nos dispositifs de nature économique, et notamment le dispositif européen en matière de filtrage des investissements directs étrangers. Vous avez parfaitement raison d’insister sur la dimension économique que la prévention et la lutte contre les ingérences étrangères doivent également prendre en compte. En la matière, l’Union européenne a été assez attentiste, voire négligente, et la prise de conscience des ingérences dans notre tissu économique européen est assez récente. Les instruments de défense commerciale (IDC) ont longtemps été un vaste combat, mais ils existent désormais au plan européen. Ils doivent être renforcés, encouragés, et il faut surtout déployer ces fameux IDC puisqu’il y a eu trop longtemps un peu de déni ou de la naïveté en matière de relations économiques entre l’Union européenne et les pays tiers, y compris vis-à-vis de nos partenaires économiques. Le sujet du filtrage des investissements directs étrangers a abouti mais après des années de combat. Nous avons encore beaucoup à faire pour renforcer cela. C’est également une réflexion qui est menée à l’échelle internationale, puisqu’à travers les groupes de travail de l’OCDE, une réflexion très intéressante est menée. De plus l’OCDE a récemment écrit un rapport sur les sujets de désinformation et de manipulation des informations. Enfin, l’OCDE travaille sur ce sujet de gouvernance en matière de lutte contre les ingérences, y compris dans le domaine économique, vous avez donc bien fait de les évoquer.

Je vais répondre à Madame Mélin, qui formule des appréciations moins enthousiastes, mais j’observe que vous estimez que certaines agences et certains dispositifs européens mériteraient d’être renforcés, ce qui est un acte de foi tout à fait bienvenu en la pertinence de l’échelon européen. Beaucoup de travaux ont été menés au niveau législatif afin de renforcer la coordination, la coopération et la réponse européenne commune face aux cyberattaques. Je suis d’avis qu’il faut continuer, mais en même temps être attentif à ce que la capacité souveraine de nos agences nationales ne soit pas trop bridée. À ce sujet, l’ANSSI a des choses très intéressantes à dire.

Il semblerait que dans le rapport je parle trop de la Russie, mais il me semble que j’ai également évoqué d’autres pays : la République Populaire de Chine, l’Iran, l’Azerbaïdjan, la Turquie, entre autres. Ces puissances, selon des intensités variables et selon des momentums différents, démontrent la volonté de nous déstabiliser, de nous agresser ou de nous inonder de fausses nouvelles. Vous avez également évoqué Julian Assange et Edward Snowden, permettez-moi d’être extrêmement réservée quant à ces deux personnes. Je ne veux pas aller plus loin, mais je ne pense pas qu’il faille accorder trop de crédits à tous ces « leaks-là ».

Vous avez également indiqué que je ne mentionnais pas assez les États-Unis, notamment l’application du principe d’extraterritorialité du droit américain. Il faut reconnaître que ce sujet est abordé dans d’autres rapports. De plus, je me suis focalisée sur les quatre articles de la proposition de loi de Sacha Houilé et de Thomas Gassilloud qui ne concernent pas ce sujet. Nous sommes dans le cadre de cette proposition de loi sur l’élargissement de l’algorithme et le registre d’intérêt par lequel tous les mandants étrangers devront se signaler, des États-Unis à la Norvège. Ainsi, le sujet de l’extraterritorialité du droit américain et plus généralement de la pratique de « Law Fair » pratiquée par une multitude d’acteurs étatiques est déjà traité par d’autres rapports d’information. C’est un sujet passionnant sur lequel les juristes débattent beaucoup.

Sur la question des enjeux industriels, j’essaye de ne pas refaire ce qui a déjà été fait précédemment au vu de la durée impartie. Ainsi, la Commission d’enquête présidée par le Président Marleix, sur les décisions en matière de politiques industrielles en 2018 a déjà largement traité et analysé les tenants et aboutissants de la stratégie industrielle. Ce n’est donc pas à la faveur de la Commission des Affaires européennes que j’allais refaire ce travail.

Monsieur Le Gall évoque la question de l’algorithme. Ce débat a déjà eu lieu en Commission des Lois et votre groupe s’est exprimé à ce sujet. Des réponses précises ont été apportées par le président rapporteur. Je peux tout de même apporter quelques précisions. La loi dite RENS de 2015 puis de 2021 explique que tout ce qui concerne l’utilisation de cette technique et par extension la capacité à automatiser le traitement de ces données sont soumises à l’avis de la Commission Nationale des Techniques de Renseignements dont deux députés et deux sénateurs sont membres de droit avec des magistrats du Conseil d’État et de la Cour de Cassation. Cette instance exerce un réel contrôle parlementaire et démocratique sur la manière dont nos services de renseignements travaillent et émet des avis extrêmement appuyés et vigilants. La CNCTR publie un rapport annuel et elle est assez transparente si l’on prend en compte le respect de confidentialité lié aux informations « secret-défense ».

Monsieur Dumont, je vous remercie de souligner la nécessité, pour nos démocraties, de prévenir le risque des ingérences étrangères. Je partage votre constat. La Chine reste à ce stade moins impliquée que la Russie dans des opérations massives de manipulation de l’information, de désinformation et d’entrisme dans nos médias. Elle peut développer d’autres formes d’ingérences comme l’espionnage dans nos centres universitaires. Ces pratiques sont explicitées dans le rapport d’information du sénateur André Gattolin qui est sans complaisance avec ces pratiques. La Russie reste donc, en raison du contexte géopolitique et des élections prochaines, notre principal sujet. Je cite tout de même dans mon rapport d’autres sources de désinformation dont l’Iran, l’Azerbaïdjan. Je partage également votre position bienveillante et préoccupée à l’égard de la République d’Arménie. Notre commission des Affaires européennes a voté, récemment, une résolution européenne portée par Anne Laurence Petel afin de soutenir la souveraineté territoriale de l’Arménie et de dénoncer les agissements à l’égard des populations arméniennes de la part de l’Azerbaïdjan.

Monsieur Esquenet-Goxes, vous étiez le vice-président de la Commission d’enquête sur les ingérences étrangères dans laquelle vous étiez très actif. Vous pointez, à juste titre, la nécessaire exigence de transparence et la nécessité de l’implication de l’ensemble des acteurs de la société civile. À ce titre, je suis heureuse de savoir que vous allez conduire une mission d’information sur la situation de nos médias et de leurs éventuelles vulnérabilités. Il est vrai que nombre de chercheurs mettent en avant le sujet de la guerre de l’information. Les politiques actuelles à Taïwan, dans les pays baltes, en Suède et en Finlande sont des enseignements précieux. Je faisais allusion à un rapport de l’OCDE qui recense les moyens à notre disposition et qui peut être une ressource nécessaire.

Madame Karamanli, vous avez insisté sur la cybersécurité et la nécessité d’une information précise sur les experts qui interviennent dans nos débats mais aussi au sein de think tanks. Vous avez raison car il s’agit d’une vraie préoccupation dûment identifiée par le sénateur André Gattolin et qui devrait nécessiter des mesures législatives. Je me félicite des États généraux de l’information lancés à l’automne – qui vont remettre leurs travaux à l’été – et qui comprennent un groupe de travail « Souveraineté et Ingérences étrangères : la mondialisation de l’information ou comment protéger la souveraineté et la démocratie ? ».

Monsieur Chassaigne, j’entends vos réflexions sur l’extraterritorialité du droit américain mais je ne partage pas votre obsession teintée d’antiaméricanisme. De nombreux éléments de réponse se trouvent dans les travaux auxquels je faisais allusion plus tôt. Je souhaite aussi souligner que, malgré les critiques faites au principe d’extraterritorialité du droit américain, l’extraterritorialité du droit européen existe. Le RGPD, le DSA, le DMA sont des réglementations qui s’imposent aux acteurs extra-européens. Nous en sommes fiers et nous pouvons montrer que des règles et des principes que nous portons à travers nos instruments de régulation européens sont appliqués. Soyons alors lucides et réalistes sur ce que nous faisons en particulier lorsque nos normes européennes s’imposent à tous.

Monsieur Plassard, je vous remercie de votre intervention. Dans notre pays, l’ANSI, Viginum et d’autres services d’État comme le ministère des Armées, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de l’Intérieur déploient des capacités de protection et d’identification du danger. Je ne suis pas certaine que tous les autres pays européens soient suffisamment outillés pour faire face aux tentatives d’ingérence. C’est pourquoi dans le rapport j’appelle à des réponses européennes plus concertées et éventuellement à des instruments européens nouveaux comme un Viginum européen. Nous pourrions également envisager une HATVP européenne avec des obligations communes. Je suis optimiste concernant le déroulement du scrutin européen en France. Nous avons la capacité de détecter les ingérences. Viginum, créé par décret en 2021 a listé dès l’élection présidentielle de 2022 toutes les actions détectées et signalées en amont des élections, assurant la bonne tenue de la campagne.

La commission a ensuite autorisé le dépôt du rapport d’information en vue de sa publication.

  ANNEXE N° 1 :
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LA RAPPORTEURE

  • Parlement européen

        Mme Nathalie Loiseau, Présidente de la sous-Commission Sécurité et Défense

  • Sciences Po

        M. David Colon, Historien et professeur agrégé

  • Représentation Permanente de la France auprès des institutions européennes

        M. Philippe Léglise-Costa, Ambassadeur de France et Représentant Permanent

Votre rapporteure a par ailleurs participé aux auditions organisées par M. Sacha Houlié, Président de la commission des Lois et rapporteur de la Proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France.


([1]) Les faits sans le faux : lutter contre la désinformation, renforcer l’intégrité de l’information – 2024.